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Entretien avec Gabrielle Halpern, intervenante lors du Borders Forum
Novembre 2024Lors du Borders Forum 2024, la MOT a l'honneur d'accueillir Gabrielle Halpern, philosophe et spécialiste du concept d'hybridation. Ses travaux interrogent les frontières intellectuelles, sociales et politiques qui structurent nos sociétés. A travers ces trois questions, Gabrielle Halpern offre un avant goût des discussions des deux tables rondes de la première journée de l'événement.
En quelques mots, qui êtes-vous et sur quoi porte votre travail ?
Docteur en philosophie, diplômée de l’Ecole Normale Supérieure, j’ai travaillé au sein de différents cabinets ministériels avant de co-diriger un incubateur de startups. Aujourd’hui, je suis philosophe à plein temps, si j’ose dire et, parallèlement à mes travaux de recherche et aux conférences que je fais partout dans le monde, j’accompagne des entreprises, des institutions publiques, des associations ou encore des collectivités… Un profil un peu hybride, n’est-ce pas ? L’hybridation, justement, c’est le thème de mes travaux de recherche depuis près de 15 ans. On ne se réveille pas un beau matin en décidant de consacrer sa vie à un tel sujet ! Je dirais que l’hybridation est la grande question de ma vie, - je suis née dans une famille un peu hybride, faite de cultures multiples – et j’ai forgé peu à peu cette philosophie au regard du monde : nos sociétés crèvent des cases dans lesquelles on s’enferme et on enferme les autres. Il y a les jeunes et les personnes âgées, la ville et la campagne, les métiers manuels et les métiers intellectuels, les startupers, les agriculteurs, les artisans. A force de penser le monde d’une manière catégorielle et de coller des étiquettes sur tout, nous entretenons des frontières absurdes et artificielles entre les générations, les territoires, les métiers… Il est temps d’apprendre à hybrider les mondes !
Comment définiriez-vous le concept d’hybridation et en quoi est-il central dans votre réflexion philosophique ?
Pour que chacun comprenne, je définis « l’hybridation » par le fait de créer des ponts entre les mondes, de rapprocher des métiers, des territoires, des arts, des sciences, des secteurs qui peuvent sembler différents, voire contradictoires et ainsi créer quelque chose de nouveau : de nouveaux usages, de nouvelles sciences, de nouveaux métiers, de nouveaux modèles, des nouveaux territoires… De nouveaux mondes, en somme. Le monde de l’immobilier s’entremêle avec le monde sanitaire pour repenser les logements du futur ; le secteur automobile se rapproche de l’architecture pour repenser les usages de la voiture de demain qui sera conçue comme une autre pièce de la maison ; les musées se rapprochent des laboratoires de recherche et des parcs d’attraction pour être accessibles à tous et pour ne pas être seulement des lieux du passé, mais aussi des lieux où l’on invente l’avenir. De nouveaux partenariats provoquant des innovations de rupture voient le jour. Il y a de très nombreux signaux faibles d’hybridation autour de nous, témoignant à mes yeux, de ce que l’hybridation pourrait bien être la grande tendance du monde qui vient.
Le centaure, mi-homme et mi-cheval, est au cœur de ma philosophie de l’hybridation, puisqu’il est hybride par excellence. La mythologie grecque nous le présente comme un être monstrueux et j’ai voulu, au contraire, déconstruire cette image et le repenser d’une manière positive : et si le centaure était une figure inspirante pour l’avenir ? Être un centaure, c’est-à-dire avoir un pied dans plusieurs mondes, n’est pas le luxe de quelques-uns, tout le monde peut devenir un centaure, il suffit d’être curieux de tout ce qui n’est pas soi ! Ce sont ces trois prix Nobel d’économie qui n’étaient pas économistes et qui ont renouvelé l’économie : Elinor Ostrom, John Nash et Daniel Kahneman ! C’est ce directeur d’hôpital qui a créé un théâtre pour les malades au sein de l’établissement, c’est cet enseignant qui propose à ses élèves d’apprendre l’orthographe en écrivant des lettres pour les personnes âgées dans la maison de retraite à côté, ce sont ces collectivités locales – rurale et urbaine – qui décident de collaborer à travers un contrat de réciprocité, c’est ce chef d’entreprise qui a transformé son usine de métallurgie en résidence d’artistes et qui a mis au point de nouveaux alliages avec eux, c’est cet artiste plasticien qui a créé avec des ingénieurs et des chercheurs un point de dentelle servant de tuteur au corail pour qu’il se régénère, c’est cette startupeuse qui, grâce à l’intelligence artificielle, reconstruit la filière horticole française en mettant en relation les producteurs et les fleuristes…
Pour que ce ne soit pas une simple « juxtaposition » d’activités ou une simple « diversification », mais une véritable « hybridation », il faut qu’il y ait « métamorphose réciproque » de chacun, de ses méthodes, de ses savoir-faire, de son approche. L’avenir appartiendra à ceux qui savent se remettre en question et voir dans l’altérité une promesse de salut.
Vous parlez souvent de l'importance de briser les catégories. Comment cette démarche pourrait-elle, selon vous, remodeler les coopérations transfrontalières et encourager des initiatives hybrides entre des pays ?
En effet, si notre rationalité était très utile au début de l’histoire de l’humanité pour développer les sciences et mieux comprendre le monde qui nous entoure, force est de constater que notre rationalité s’est rigidifiée au fil des siècles au point de transformer notre cerveau en usine de production massive de cases où nous enfermons tout et tout le monde. Cette pensée du monde catégorielle a des implications terribles notamment dans le domaine territorial, car elle contribue à mutiler ce que l’on appelle les « bassins de vie ». Je pense que demain toute entreprise, association, collectivité, territoire sera évalué selon sa capacité à hybrider et à s’hybrider, c’est-à-dire à imaginer des « mariages improbables » avec d’autres acteurs du territoire et avec d’autres territoires. Autour du vieillissement, de l’entrepreneuriat, de la formation, de la culture, du soin, de l’énergie, il y a mille partenariats locaux à entreprendre entre institutions, associations, entreprises, collectivités de part et d’autre des frontières. Les « contrats de réciprocité » entre collectivités sont par exemple des outils sous-utilisés, à mon sens. Il nous faudra par ailleurs réinventer nos modèles de gouvernance pour aller vers une forme de gouvernance partagée, ce qui va nécessiter de la part de chacun de sortir de son petit intérêt particulier. L’hybridation est une éthique de la relation à l’Autre et si un pays est comme un être humain, alors l’éthique de la coopération transfrontalière pourrait être revisitée à l’aune de cette philosophie du centaure… Rendez-vous le 2 décembre pour en parler plus précisément !
N'oubliez pas de vous inscrire au Borders Forum 2024, pour explorer ces idées et participer à la réflexion sur la coopération transfrontalière à travers deux journées de discours, tables rondes et d'ateliers. Les places sont limitées et certaines sessions sont déjà complètes. Plus d'infos ici.
Biographie : Gabrielle Halpern est docteur en philosophie, diplômée de l’Ecole normale Supérieure. Elle a travaillé au sein de différents cabinets ministériels en France avant de co-diriger un incubateur de startups. Parallèlement à ses travaux de recherche qui portent sur la question de l’hybridation depuis plus de 15 ans, elle tient des conférences dans le monde entier et accompagne des institutions publiques, des associations et des entreprises. Elle vient de recevoir le prix « Les Lauréates » co-créé par La Tribune et Elle, qui récompense « Trente femmes qui changent la société et l’économie ». La philosophe Gabrielle Halpern vient de publier un nouvel essai « Créer des ponts entre les mondes – Une philosophe sur le terrain » (Fayard).
FOCUS sur le livre « Créer des ponts entre les mondes – Une philosophe sur le terrain » (Fayard)
« De la ville de Lyon où j’ai grandi aux cabinets ministériels parisiens, en passant par Jérusalem, je vous entraîne avec moi dans ma quête : et si l’on créait des ponts entre les mondes ? Alors que beaucoup de personnes autour de nous font le constat de divisions, de fractures qui seraient irrémédiables, n’avons-nous pas le devoir d’aborder le monde d’une manière non-catégorielle ? Et si l’on cessait de penser les jeunes et les personnes âgées, les métiers manuels et les métiers intellectuels, le rural et l’urbain, l’artisanat et le numérique, indépendamment les uns des autres ? N’est-il pas venu le temps de repenser l’école, l’entreprise, l’administration, l’aménagement du territoire, les lieux culturels ou encore les maisons de retraite ?
Dans ce livre, je vous invite à me suivre dans un véritable tour de France dans lequel je me suis lancée il y a quelques années. Si Sartre avait raison lorsqu’il affirmait que l’on est ce que l’on fait et que ce sont nos actes qui nous définissent, alors il m’a semblé beaucoup plus intéressant de m’interroger non pas directement sur ce qu’est la France, mais sur ce qu’elle fait… Ne serait-ce pas là le meilleur moyen de se faire et de mettre en lumière « une certaine idée de la France » pour reprendre les mots du Général de Gaulle ? Et c’est ainsi que je suis allée à la rencontre d’agriculteurs à la pointe du Finistère, d’aides-soignants à Marseille, de bénévoles d’association dans les Hauts-de-France, de comités exécutifs du CAC 40 à Paris, d’enfants, de résidents d’Ehpad et de tant d’autres citoyens dans tous les territoires de notre pays, pour découvrir ce qu’ils font, parler avec eux et déceler dans leurs actions des raisons d’espérer.
On a trop souvent cette image du philosophe comme vieux sage, portant un pagne et une barbe, navigant solitairement et très haut dans le monde des idées et parlant un langage incompréhensible au commun des mortels… C’est cette image-là que j’ai voulu briser pour en proposer une autre : celle du philosophe comme figure engagée dans la Cité, prenant le temps de la connaître réellement, allant dans des exploitations agricoles, des hôpitaux, des associations, des usines, des startups, des entrepôts, des écoles, à la rencontre du plus grand nombre. Si l’on veut penser le monde avec justesse, il faut aller dans le monde ! Bonne lecture à tous ! » (Gabrielle Halpern)
Photo : @Frédérique Touitou
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