La ruralité, un objet en redéfinition

Une nouvelle approche du rural par l’INSEE, similaire à d’autres en Europe

Couvrant une grande partie de l’Union européenne et remplissant des fonctions productives, agricoles, récréatives ou encore écologiques, les territoires ruraux européens sont très hétérogènes. Transfrontaliers, ils sont souvent différemment appréhendés de part et d’autre de la frontière, avec des dynamiques variables selon que l’on considère un seul versant, ou le territoire transfrontalier dans son ensemble. De plus, les ruralités ne peuvent être définies « en creux » des agglomérations transfrontalières, car leurs interdépendances sont intimement constitutives de leur développement.
Côté français, afin de permettre une meilleure prise en compte du phénomène rural et garantir une meilleure adéquation des définitions à l’échelle européenne, l’INSEE propose une nouvelle définition du rural.  Jusqu’en 2020, les communes étaient considérées comme rurales dès lors qu’elles n’appartenaient pas à une unité urbaine (regroupements de plus de 2 000 habitants dans un espace présentant une certaine continuité du bâti). La nouvelle définition du rural de l’INSEE présente des critères morphologiques (variation de la densité de population) mais également fonctionnels (rôle des territoires comme lieux de résidence, de travail ou de consommation) pour appréhender les multiples ruralités en France et permettre de proposer plusieurs catégories de communes rurales.
Les méthodologies utilisées sont inspirées directement de méthodes harmonisées au niveau européen, en particulier celle de la grille de densité communale, développée par Eurostat pour comparer le degré d’urbanisation des pays européens.

La combinaison de critères morphologiques et fonctionnels

La grille de densité de population correspond à la localisation de la population sur des carreaux de 1 km2. C’est ce critère morphologique qui est associé à la notion d’influence d’un pôle d’emploi donné relatant les flux domicile-travail observés entre territoires ruraux et villes (critère fonctionnel) pour caractériser les territoires ruraux ou non.
Ainsi, les territoires ruraux désignent des communes peu denses ou très peu denses selon la grille communale de densité ce qui correspond à 88% des communes en France et plus d’un tiers de la population en 2017.

Quatre catégories de territoires ruraux

La combinaison de critères fonctionnel et morphologique permet ainsi de constater que sur les 22 millions de ruraux recensés en 2017 (soit 33% de la population française), une majorité d’entre eux (58%, 13 millions) vivent dans un territoire qui est sous l’attraction d’un pôle dense et 42% (9 millions) dans une zone hors attraction d’un pôle dense, donc particulièrement rurale.
L’Insee établit ainsi quatre types de territoires ruraux selon leur densité et l’aire d’attraction d’un pôle urbain :
1. Le rural (périurbain) sous forte influence d’un pôle d’emploi (10% de la population française)
2. Le rural (périurbain) sous faible influence d’un pôle d’emploi (9% de la population française)
3. Le rural autonome peu dense (11% de la population française)
4. Le rural autonome très peu dense (2% de la population française)

D’autres approches complémentaires pour appréhender les ruralités, par le niveau d’équipements et le degré de centralité des « bourgs structurants » ?

Pour autant, le phénomène rural ne se définit pas seulement au travers de critères morphologiques (densité de population) et fonctionnels (lié à la polarisation des emplois).
Des approches complémentaires sont développées au sein d’institutions d’aménagement du territoire en Europe, par exemple en cherchant à définir le degré de centralité d’un bassin de vie (on distingue ainsi les petites centralités, des centres majeurs d’équipements et de services).
L’étude CESAER-INRAE Dijon réalisée pour l’ANCT vise ainsi à mieux prendre en considération les liens entre les territoires français en matière d’équipements et de services, définissant ainsi un degré de centralité des communes où se concentrent des fonctions (administratives, économiques, commerciales, etc.) pour lesquelles les habitants se déplacent, prenant en compte les besoins réguliers de ces derniers et des communes environnantes.
La définition du degré de centralité pour une commune s’appuie ainsi sur les différents niveaux d’équipements et de services (publics et privés) disponibles pour la population résidente de la commune et de ses alentours.
Ce type d’analyse du degré de centralité a pleinement vocation à être étendu aux espaces transfrontaliers, dans une logique de bassin de vie où un centre de services étranger est parfois plus proche et plus directement accessible pour les habitants d’un versant frontalier que le centre de services national le plus proche.

Des enjeux clés pour les territoires transfrontaliers

Aujourd’hui, un tiers de la population des régions rurales vit dans une région frontalière. En moyenne, ces régions rurales frontalières sont moins performantes en matière de services routiers et ferroviaires que les autres régions rurales. Les habitants de ces régions sont également susceptibles de parcourir des distances plus longues pour atteindre une école primaire ou secondaire ou un hôpital. Source : Communication de la CE « Une vision à long terme pour les zones rurales de l’UE », 2021.
Une meilleure prise en compte de la spécificité de ces territoires et des interdépendances qui les lient aux agglomérations est donc nécessaire, dans un contexte où ces espaces sont autant touchés par des problématiques de déclin démographique et de difficulté d’accès aux services que les autres espaces ruraux non frontaliers. La proximité de centralités situées de l’autre côté de la frontière, et les interdépendances possibles à l’échelle transfrontalière sont aussi autant d’opportunités à saisir pour un développement intégré entre les deux versants, économe en ressources et support d’une plus grande cohésion.

Territoires ruraux et espaces naturels, quelles différences ?

Les ruralités transfrontalières présentent à plusieurs égards certaines spécificités, avec des problématiques accentuées et nécessitant un ciblage plus particulier.
Ainsi, en visant à décliner les cadres de définition présentés en introduction, il est possible de construire quatre catégories d’analyse pour mieux caractériser le fait rural transfrontalier.
Ces différentes catégories d’analyse peuvent se cumuler pour un même espace donné.

Des territoires enclavés aux confins des Etats-nations, pour lesquels l’effet frontière reste présent

La première catégorie d’analyse qui peut être dégagée concerne des territoires ruraux pour lesquels la proximité d’une frontière s’apparente plutôt à une limite plutôt qu’à une position de carrefour. C’est le cas d’espaces ruraux isolés, pour lesquels les services de mobilité et de transport ne se prolongent pas de l’autre côté de la frontière et les coopérations transfrontalières ne sont pas assez abouties pour garantir un usage mutualisé de services publics avant tout nationaux. L’ouverture en transfrontalier est ici de nature à être pleinement motrice pour l’aménagement et le développement de ces espaces, en garantissant une offre de services supplémentaire, une meilleure accessibilité et une plus grande attractivité. La pointe Nord des Ardennes par exemple, avec le chaînon ferroviaire manquant entre Givet et Dinant, ou certaines vallées relativement isolées en montagne peuvent être associées à cette catégorie d’analyse. Leur désenclavement passe notamment par un développement en transfrontalier, comme en témoigne par exemple la mise en place de l’Hôpital de Cerdagne, exemple emblématique de service public déployé à l’échelle d’un bassin de vie transfrontalier relativement isolé.

Des territoires péri-urbains sous influence métropolitaine, en croissance et porteurs d’inégalités

Cette deuxième catégorie est caractéristique de territoires comprenant de nombreux travailleurs pendulaires transfrontaliers, et dont le développement est pleinement tiré par des métropoles ou espaces industriels voisins situés de l’autre côté de la frontière. Elle peut être appliquée par exemple aux espaces ruraux du Nord Lorrain ou à ceux de l’Arc jurassien. Pour ces espaces, si les mobilités professionnelles transfrontalières sont fortes, elles peuvent engendrer des problématiques liées au sous-dimensionnement des infrastructures de transports (congestions, pollution, retards…), et à des dissymétries dans les retombées fiscales liées au travail frontalier. Ces disparités tendent notamment à se traduire par une augmentation des inégalités entre les résidents, un manque de recettes fiscales pour les collectivités ayant la charge de mettre en place des services adaptés aux besoins de leur population résidente (accueil de la petite enfance, entretien des infrastructures et des réseaux techniques…), et par conséquent par de relatives tensions sur la cohésion sociale et le vivre-ensemble (montée de l’abstention, préjugés envers les transfrontaliers…). Voir l’ouvrage « Etrangers familiers : les travailleurs frontaliers en Suisse, conceptualisation, emploi, quotidien et pratiques » sous la direction de Caludio Bolzman, Isabelle Pigeron-Piroth, et Cedric Duchêne-Lacroix.

Des espaces naturels et de montagne à préserver, des stratégies touristiques à redéfinir à 360°

Cette troisième catégorie s’applique notamment aux espaces de montagne et aux espaces naturels protégés, dont la préservation nécessite un travail en transfrontalier. Plus généralement, pour des espaces de faible ou très faible densité démographique, outre les enjeux qui peuvent être mentionnés en termes de services publics (voir première catégorie ci-dessus), les questions relatives au maintien des milieux naturels et à la reconversion touristique ne peuvent faire l’impasse d’une élaboration pleinement conjointe de part et d’autre du massif frontalier, ou de l’espace naturel sensible concerné. Par exemple, pour les espaces de montagne des Alpes ou des Pyrénées, la reconversion touristique à l’œuvre a beaucoup à gagner d’un travail en transfrontalier.  Que ce soit pour s’adapter aux conséquences du réchauffement climatique et à la fonte des glaciers, ou pour proposer des alternatives de diversification touristique, le développement de stratégies conjointes à l’échelle de deux versants est gage de nouvelles opportunités. C’est le sens des dynamiques de travail engagées à Modane en Savoie pour construire une destination bas-carbone franco-italienne, ou dans les Pyrénées (avec la stratégie Pyrénéenne, ou l’observatoire du changement climatique, portés par la Communauté de Travail des Pyrénées).

Des lieux à distance des agglomérations, porteurs d’aménités résidentielles

La dernière catégorie d’analyse s’applique à des espaces ruraux frontaliers moins explicitement situés dans le rayon d’influence de grandes métropoles extérieures, avec peu de flux de navetteurs quotidiens, par contraste avec la deuxième catégorie. Pour autant leur proximité avec des espaces urbains voisins situés de l’autre côté de la frontière est une source d’attractivité à valoriser, en s’appuyant sur leurs aménités résidentielles. Par exemple, le Pays Basque français, moins peuplé que son voisin espagnol, est attractif pour des actifs ou retraités espagnols, souhaitant implanter leur résidence principale ou secondaire du côté français. Le même type de phénomène peut être constaté aux frontières suisses, belges ou allemandes avec des résidents du pays voisin venant s’implanter ou bénéficier des aménités des territoires ruraux situés de l’autre côté de la frontière à proximité. Réciproquement, pour le territoire Sambre-Avesnois par exemple, le développement de coopérations transfrontalières à l’échelle du bassin de vie partagé et les équipements urbains belges voisins sont un levier pour renforcer l’attractivité résidentielle de l’espace rural.

Politiques de revitalisation territoriale et prise en compte du transfrontalier

Politique urbaine, politique de cohésion et politique agricole : quelles synergies entre les outils européens ?

L’analyse des enjeux propres aux territoires ruraux européens fait déjà l’objet d’un certain nombre de travaux, en particulier via le programme ESPON. On peut notamment citer le projet ESCAPE, sur les espaces ruraux européens en décroissance démographique, le projet URRUC sur les connexions urbain-rural dans les aires non-métropolitaines, le projet PROFECY sur l’accès aux services publics dans les espaces enclavés, ou LinkPas sur les territoires d’aires protégées… Pour autant, les spécificités propres aux territoires ruraux transfrontaliers ne sont encore que peu abordées au sein de ces différents travaux.

Le 30 juin 2021, la Commission européenne a publié une communication présentant sa vision pour faire des espaces ruraux des zones « plus fortes, connectées, résilientes et prospères à l’horizon 2040 » alors que la crise sanitaire de Covid-19 accompagnée des phénomènes de mondialisation et urbanisation a particulièrement touché ces territoires.

Pour atteindre les objectifs de cette vision, la Commission souhaite apporter un soutien stratégique pour améliorer les synergies et les complémentarités entre les fonds qui contribuent au développement rural et propose un plan d’action rural articulé autour d’initiatives phares.

La Politique Agricole Commune (PAC) à travers son Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader), et la politique de cohésion (au travers notamment du Fonds européen de développement régional (FEDER), du Fonds de cohésion (FC) et du Fonds social européen plus (FSE+)) constituent les deux principales sources de financement de l’UE pour les zones rurales.

Par ailleurs, le plan d’action rural présenté dans la vision de l’Union Européenne pour les zones rurales s’appuie également sur des initiatives telles que:

  •  La mise en place d’une plateforme de revitalisation rurale : soit un guichet unique facilitant la coopération entre communautés rurales, porteurs de projets ruraux et autorités locales et permettant de promouvoir les initiatives « Leader » (Liaisons entre actions de développement de l’économie rurale- financées notamment via la PAC) et « Interreg » afin de rendre les zones rurales plus attrayantes et les services accessibles à tous.
  • La création d’un observatoire rural afin de rassembler toutes les données collectées par la Commission sur les zones rurales, d’informer sur les initiatives pertinentes menées à l’échelle de l’UE en faveur de ces zones. Cet observatoire travaillera notamment avec Eurostat, le Centre de connaissances sur les politiques territoriales et l’observatoire en réseau de l’aménagement du territoire européen (programme ESPON).
  • La publication d’une boîte à outils sur l’accès aux possibilités de financement de l’UE et leur combinaison optimale en faveur des zones rurales: il s’agit d’un guide fournissant des solutions opérationnelles et pratiques aux acteurs du monde rural afin qu’ils puissent tirer pleinement parti des possibilités offertes par les fonds post 2020 de l’UE.

Les initiatives présentées ci-dessus doivent pouvoir s’incarner dans des approches adaptées aux besoins et lieux concernés en mobilisant les différentes parties prenantes (en particulier les acteurs locaux et régionaux) dans une démarche de gouvernance intégrée et multiniveau.

L’Agenda Territorial 2030, nouvel agenda territorial adopté par l’UE pour contribuer à la cohésion territoriale, invite ainsi à tenir compte des synergies existantes entre les espaces urbains et ruraux dans une perspective de développement de liens fonctionnels durables entre les villes et les zones avoisinantes dont la coopération pourra contribuer au développement économique et social des territoires. Les territoires ruraux transfrontaliers pourraient faire à terme l’objet d’une prise en compte dédiée, de par les enjeux et interdépendances qui leur sont propres (voir sur ce point les 4 catégories esquissées plus haut).

Au niveau national, plusieurs programmes de revitalisation pilotés par l’Agence Nationale de Cohésion des Territoires visent à déployer des ingénieries et financements dédiés aux espaces situés à l’écart des grandes agglomérations :

  • Le plan « France Ruralités » lancé en juin 2023, qui prend la suite de l’Agenda rural lancé en 2019 et qui vise à répondre de manière adaptée aux besoins des territoires ruraux et d’effectuer leurs transitions.
  • Le programme « Petites villes de demain », dont 1600 communes de moins de 20 000 habitants exerçant des fonctions de centralité sont bénéficiaires.
  • Le programme « France Services »*, qui comprend la mise en place de 2500 lieux d’accès aux services publics, en sont les principaux exemples. Des déclinaisons transfrontalières sur certains espaces existent, à l’initiative des territoires bénéficiaires et avec l’appui de l’ANCT et de la Banque des Territoires.
  • Le programme « Villages d’avenir », qui déploiera 100 chefs de projets installés dans les préfectures ou dans les sous-préfectures des territoires les plus ruraux pour accompagner les communes rurales dans la conduite de leurs projets.

Deux exemples :
L’ouverture en transfrontalier des France Services du Département du Nord, et l’établissement d’un dialogue stratégique tri-national autour des villes de Bouzonville et Sierck-les-Bains, bénéficiaires du programme PVD.
Plaquette Focus « Petites villes aux frontières »
Plaquette Focus « Services Publics Transfrontaliers »

Référents thème Ruralités et Montagne à la MOT

Philippe Alpy
Vice-président de la MOT, Vice-président du Département du Doubs
Mathias Ribert
Chargé de mission Cohésion territoriale transfrontalière